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Sextus offrit à Ninian ce qui était nécessaire à son voyage : une solide jument alezane, une épée, une bourse remplie de solidi[23], d’anneaux d’or, d’améthystes et de petits rubis qui serviraient de monnaie d’échange en Bretagne où l’argent n’avait plus cours.
Il écrivit aussi une lettre à remettre à un certain Murra, capitaine du Fortuna, le seul navire de Sextus qui fit la navette entre la Gaule et la Bretagne.
Cette oneraria[24] ne quittant Coriallo que quinze jours plus tard, Ninian profita encore de ses amis pendant quelque temps. Pourtant, malgré l’affection qu’il leur portait, il se sentait déjà loin d’eux. Toute son âne était tournée vers le départ et l’impatience le rongeait Pour tromper l’attente, il partait seul pour de longues promenades en ville pendant que Priscus étudiait les arcanes du commerce avec Sextus.
Il profitait aussi de la bibliothèque de son ami et l’après-midi, il s’installait souvent dans le jardin clos de la domus pour lire au soleil.
Ce fut là qu’il rencontra Nissa.
Peut-être ne l’aurait-il pas remarquée si elle n’avait pas été maladroite. Il était si absorbé par sa lecture des Lettres à Lucilius de Sénèque qu’il n’avait pas levé le nez quand on avait déposé près de lui une assiette de galettes au miel. Lorsqu’une douche d’eau fraîche se déversa sur ses pieds, il se redressa d’un bond avec une exclamation de surprise.
— Oh ! Pardon domne[25] ! Pardon !
Avant que Ninian ait pu prononcer une parole, la jeune esclave qui venait de renverser une cruche s’était jetée à genoux pour essuyer ses sandales trempées. Il n’aperçut d’abord qu’un chignon de boucles blondes un dos étroit, de fines chevilles. Puis elle le regarda et le cœur de Ninian se figea avant de repartir au galop.
Elle avait de grands yeux bruns qu’éclairaient une multitude de paillettes dorées, le plus délicieux petit nez et des lèvres charnues qu’elle mordillait d’un air paniqué.
Une vague de chaleur enflamma Ninian qui recula en balbutiant :
— Relève-toi, ce n’est rien.
Elle se remit debout prestement.
— Je vais chercher une autre cruche, domne, je vous supplie de me pardonner.
Il ne put répondre que par un hochement de tête. Elle courut vers la cuisine sans qu’il la quitte du regard.
Il tremblait tant qu’il dut s’asseoir précipitamment. Il ferma les yeux et s’efforça de retrouver son calme.
Deux ans sans approcher une fille – Azilis exceptée. Deux ans de prière et d’ascèse, deux ans passés à s’interdire de penser à la chair, à brimer son corps, à lui refuser ce qu’il exigeait avec tyrannie.
Respecter le vœu de chasteté proféré à son entrée au monastère était un combat quotidien. Douloureux et difficile. Il l’avait accepté sans se révolter.
***
Elle réapparut à l’angle du péristyle et vint vers lui d’un pas vif.
Elle versa un peu d’eau dans une coupe qu’elle lui tendit timidement, les paupières baissées. Il s’en saisit et se félicita qu’elle ne le vît pas trembler. Les doigts de Ninian effleurèrent ceux de la jeune fille, un délicieux frisson se propagea dans tout son corps, accélérant encore le rythme de son cœur.
Il but d’un trait puis demanda d’une voix plus ferme qu’il ne le craignait :
— Comment t’appelles-tu ?
— Nissa, domne.
— Je ne t’avais jamais vue.
— Je restais à la cuisine, domne.
Elle ajouta en plissant un peu le nez :
— Jusqu’à présent, on ne me laissait pas servir à table.
— Je comprends pourquoi !
— Domne, s’il vous plaît… Vous ne direz pas… Je devais justement débuter le service aujourd’hui !
« Qu’est-ce que tu me donnes en échange, ma mignonne ? » Voilà ce qu’aurait répondu Caius. Et il n’aurait eu qu’à se pencher pour se faire embrasser ! Quant à Marcus… Il l’aurait giflée pour l’avoir arrosé, ensuite… Ninian réprima sa pensée avec dégoût. D’une main hésitante, il caressa le visage de la jeune fille. Elle ne recula pas mais ses joues s’empourprèrent.
— Ne t’inquiète pas, murmura-t-il. Je me tairai.
— Merci, domne ! Merci !
Elle le salua avec une gaucherie adorable et s’enfuit. Il la suivit des yeux, le souffle un peu court.
Il avait tué l’abbé Mewen.
Il s’était enfui du mont Tumba.
Il n’était plus moine.
Plus rien ne lui interdisait de…
***
Ce soir-là, Nissa apporta le dessert. Ninian avait espéré son apparition et, lorsqu’elle entra dans la salle, il fut à nouveau submergé par cette chaleur intense qui se propageait dans tous ses membres et le laissait à la fois faible et fébrile. En le servant, la jeune fille lui offrit un sourire reconnaissant qu’il fut incapable de lui rendre tant son trouble était profond. Ensuite, bien qu’il participât à la conversation, il ne porta qu’une oreille distraite aux propos tenus par ses deux amis. Ses sens étaient en émoi et plus rien ne l’obligeait à les brider.
C’était délicieux et effrayant.
Il quitta la table le premier, laissant Sextus et Priscus disputer une partie de dames. Il avait besoin de réfléchir, de marcher sous le péristyle.
Dans le jardin envahi par l’obscurité, le chant d’un rossignol s’élevait. Ninian s’appuya à une colonne et respira l’air frais et embaumé du soir. Une conscience aiguë de l’instant le saisit : il était au bord de sa vie, il le savait. Bientôt, il quitterait ce refuge pour un avenir inimaginable, imprévu. Serait-il capable d’affronter le monde, lui qui l’avait toujours fui ? Seule la pensée de rejoindre Azilis le guidait. Une fois de plus, sa sœur dirigeait sa destinée.
Il perçut une présence derrière lui et se retourna, s’attendant à découvrir Priscus.
C’était Nissa.
Elle se tenait si près de lui qu’il sentait le léger parfum de ses cheveux. Il distinguait mal son visage dans l’ombre mais il devina l’intensité du regard qu’elle levait vers lui.
Il recula, effrayé par la force inconnue qui lui hurlait de prendre Nissa dans ses bras, de l’embrasser, de…
Elle se haussa sur la pointe des pieds et murmura à son oreille :
— Je voulais vous remercier, domne.
Et elle posa ses lèvres sur les siennes.